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Guerre cognitive 2.0 : quand la saturation affective devient une arme d’ingérence en Europe

Photo du rédacteur: Centre Européen de Sécurité et StratégieCentre Européen de Sécurité et Stratégie

Guerre cognitive 2.0 : quand la saturation affective devient une arme d’ingérence en Europe
la guerre cognitive par saturation affective. Cette forme d’agression douce — ou plutôt molle, au sens où elle ne frappe pas les corps mais les représentations mentales


À l’heure où l’Union européenne tente de consolider sa souveraineté dans un monde fragmenté par la recomposition des puissances, une menace nouvelle, insidieuse, diffuse et presque invisible émerge, qui ne se manifeste ni par les canons ni par les blindés, mais par l’émotion, par la charge virale des flux numériques, par l’affect continu, instable et déstabilisant des réseaux sociaux : la guerre cognitive par saturation affective. Cette forme d’agression douce — ou plutôt molle, au sens où elle ne frappe pas les corps mais les représentations mentales — constitue aujourd’hui l’une des menaces les plus complexes, car elle ne désigne pas une cible unique, mais l’ensemble du tissu démocratique lui-même.



I. Une nouvelle forme d’ingérence sans visage ni frontière


Ce qui distingue cette guerre cognitive 2.0 des formes traditionnelles de propagande, c’est d’abord sa densité émotionnelle et sa logique algorithmique. Elle n’est plus centrée sur un message politique structuré ou sur un récit idéologique explicite. Au contraire, elle se déploie à travers l’émiettement informationnel, la multiplication des signaux faibles, la déferlante de récits partiels, d’images choquantes, de contenus anxiogènes, d’émotions brutes — le tout dans un environnement saturé, où l’internaute européen est exposé quotidiennement à des milliers de stimuli cognitifs et émotionnels contradictoires.


Selon une étude publiée en 2023 par l’Observatoire de la Résilience de l’Information Numérique (ORIN), un utilisateur moyen de l’Union européenne consomme en moyenne 6 à 8 heures de contenus numériques par jour, dont près de 70 % sont issus de sources non vérifiées ou semi-informelles (mèmes, extraits vidéos décontextualisés, réactions d’influenceurs, commentaires d’actualité).


Cette exposition massive et désordonnée entraîne une surcharge affective que les experts désignent désormais sous le nom de fatigue cognitive de sécurité : l’incapacité croissante des citoyens à faire le tri, à hiérarchiser, à se forger une opinion cohérente et stable.



II. Des États acteurs d’une stratégie de déstabilisation cognitive


La Russie, dès les années 2014-2015, a inauguré une doctrine d’ingérence cognitive en Occident, qu’elle appelle parfois “opérations actives” ou “mesures actives de désorientation”. La nouveauté du conflit ukrainien post-2022 réside dans l’utilisation industrielle de ces techniques, notamment via des fermes à trolls, des bots émotionnels et des chaînes Telegram relayant des contenus anxiogènes en plusieurs langues.


En France, le rapport de l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) publié en janvier 2024, mentionne plus de 170 opérations de désinformation ciblée, souvent sans contenu explicitement faux, mais avec une charge émotionnelle manipulatrice forte, centrée sur les thématiques de la peur migratoire, de la défiance vaccinale ou de l’effondrement institutionnel.


La Chine, plus discrète mais tout aussi stratégique, déploie des opérations de soft-power affectif sur TikTok et via des relais indirects dans les diasporas, diffusant des récits de stabilité autoritaire, de déclin européen, de supériorité technologique — le tout enveloppé dans des formats très esthétiques, culturels, “aspirationnels”, qui contournent les filtres classiques du débat politique.



III. La saturation comme stratégie de neutralisation démocratique


Ce qui est frappant, ce n’est pas tant le contenu des attaques que leur volume, leur répétition, leur intensité émotionnelle. La stratégie de saturation affective consiste à déborder les défenses cognitives naturelles des individus, à rendre inopérantes les balises mentales habituelles, et à produire un climat de fatigue mentale collective, où l’on ne croit plus à rien, où la confiance dans l’information s’effondre, et où la réaction dominante devient le cynisme, le retrait ou l’adhésion à des récits simplificateurs.


D’après l’étude Eurobaromètre 2024, 59 % des citoyens européens déclarent ne plus savoir en qui faire confiance en matière d’information, et 42 % affirment que les réseaux sociaux leur causent de l’anxiété ou de la confusion. C’est une victoire silencieuse pour ceux qui veulent miner l’unité des démocraties européennes sans tirer un seul coup de feu.



IV. Que peut faire l’Europe ? Vers une doctrine de résilience cognitive


Face à cette menace inédite, l’Europe ne peut pas se contenter de renforcer la modération des contenus, ni de réguler les géants numériques. Elle doit déployer une vision stratégique de la souveraineté cognitive, qui passe par :


1. La création d’un Observatoire européen de l’impact émotionnel des flux numériques, indépendant, pluridisciplinaire, capable de détecter les signaux faibles de manipulation affective en temps réel.

2. L’obligation de transparence des algorithmes, notamment sur les critères émotionnels (likes, emojis, réactions), qui influencent de manière décisive la viralité des contenus.

3. L’intégration dans les politiques éducatives d’une culture critique émotionnelle, au même titre que l’éducation aux médias : apprendre à reconnaître ses propres biais, ses impulsions, ses vulnérabilités affectives.

4. Un Pacte européen pour la santé cognitive publique, à l’image des campagnes de santé mentale, incluant prévention, sensibilisation et protection de l’espace mental des citoyens.

5. La constitution de cellules de veille cognitive dans chaque État membre, en coopération avec les agences de renseignement, capables d’identifier les campagnes de saturation émotionnelle coordonnées.



V. Conclusion : réenchanter l’intelligence démocratique


Ce que cette guerre révèle en creux, c’est que la démocratie est fragile lorsqu’elle devient une démocratie émotionnelle sans boussole, livrée à la cacophonie des impressions immédiates. Il faut donc réapprendre à penser lentement, à ressentir collectivement, à différencier l’émotion légitime de l’émotion instrumentalisée.


L’Europe, si elle veut survivre comme civilisation politique, doit inventer un nouveau contrat cognitif, entre ses citoyens, ses institutions et ses plateformes. C’est à ce prix seulement qu’elle pourra redevenir une puissance lucide, libre et digne dans un monde qui, chaque jour davantage, tente de lui imposer non pas sa vérité… mais ses nerfs.

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